Gabrielle Bouleau

Gabrielle Bouleau est chercheuse en sciences politiques à l’INRAE, directrice du programme de recherche Piren-Seine. Membre du comité scientifique et technique pour les régions île de France, Hauts de France et Normandie, elle intervient dans les conférences-débats.

« Les leviers individuels étant très faibles,
c’est collectivement qu’il faut envisager des changements
 ».

Quelle est votre motivation pour participer à ce programme de formation inédit ?

La même que celle qui m’a conduit à diriger le programme interdisciplinaire de recherche Piren-Seine. Comme pour conduire la transition écologique, nous devons changer les choses dans tous les domaines, nous avons donc un travail de « passeurs » à faire auprès dans tous les secteurs. Au sein de Piren-Seine nous échangeons par exemple avec des gestionnaires de l’eau, mais aussi, de plus en plus avec des filières qui ne se pensent pas forcément comme étant des filières liées à l’eau. Or en en réalité elles l’utilisent ou bien se découvrent vulnérables face à des manques d’eau ou au contraire face à trop d’eau, comme des inondations. Me porter volontaire pour ce projet, c’est une autre façon de mettre à disposition mes compétences, d’autant plus que nous sommes peu nombreux en sciences humaines et sociales à accepter de faire des interventions larges sur des questions qui sont plutôt cadrées par les sciences physiques et naturelles.

Diriez-vous que vous partagez des connaissances ou des convictions ?

En tant que scientifique, je partage mes connaissances sur la société. Le constat de crise écologique, climatique et des matériaux étant effectivement plutôt posé par les sciences de la nature, elles me donnent un certain niveau d’information sur les effets du changement climatique, la perte de la biodiversité, etc. A partir du moment où ces connaissances sont étayées par les sciences, alors elles deviennent des convictions.

Qu’apportent l’intervention de scientifiques en sciences humaines et sociales aux personnes formées ?

L’épistémologie des sciences humaines et sociales est spécifique. Nos compétences relèvent de nos connaissances de ce qui peut se passer entre groupes sociaux, de la manière dont les gens pensent leurs identités, le rapport au marché, etc. Elles ne sont pas déterministes, c’est-à-dire que nous ne mettons pas en évidence des relations stimulus/réponse ; nous montrons qu’il existe plusieurs interprétations possibles sur les situations. Ces interprétations proposent de mettre en ordre un certain nombre d’observations pour les rendre compréhensibles pour un collectif. Elles contribuent à la réflexivité de la société sur son propre comportement. A partir de là, nous n’avons plus besoin forcément d’identifier la même chose partout au même endroit. Le simple fait de dire : « on a vu et on a observé ceci à certains endroits » est suffisant pour faire évoluer la société. Autrement dit, le fait de livrer une image d’un phénomène social permet de révéler des possibilités de changement.

Sur quoi intervenez-vous en priorité lors les conférences-débats ?

Une partie importante de mes interventions s’intéressent aux idées reçues sur le fonctionnement de la société. On est dans la prise de recul par rapport à des présupposés. Par exemple, le fait qu’on serait tous soumis au même risque : en fait non, c’est en réalité très inégalitaire, beaucoup de personnes le sont plus que d’autres. Un autre présupposé très fort consiste à penser qu’il suffit d’expliquer aux gens pour qu’ils prennent conscience et agissent. En réalité, nous savons très bien que l’explication est loin de suffire. De plus, les capacités à changer individuellement sont très faibles par rapport à ce qu’on peut gagner collectivement. Un des apports majeurs des experts en sciences sociales, est de dire : les leviers individuels étant très faibles, c’est collectivement qu’il faut envisager des changements.

Parlez-vous des leviers pour la transition écologique ?

Pour moi, l’image du levier est une fausse bonne image car elle laisse penser que la force suffit, une fois identifié l’endroit où l’appliquer. Une étape importante consiste à bien comprendre comment va se construire ce levier. Les leviers n’existent pas seuls. Des réseaux d’acteurs sont à construire et d’autres sont à déconstruire, en dépit de loyautés qui nous lient à certains qui ne vont pas dans le bon sens.

Avez été surprise par certaines questions posées par des participants ?

C’est la partie la plus intéressante. Les présupposés du public apparaissent pendant le débat, ainsi que les fausses bonnes solutions, souvent à un niveau individuel. Nous sommes également sollicités sur les sujets environnementaux très médiatisés, souvent très polarisés. J’amène d’autres questions : ce type de solution répond à un problème posé par qui ? C’est financé comment ? Quelques types de problèmes de justice cela pose ?  En effet quand on propose des solutions, c’est que l’on présuppose un problème alors que souvent , on pourrait le poser autrement. Faire intervenir les sciences sociales dans le débat permet de poser des questions différemment.

Qu’espérez-vous de la part des cadres de l’État, une fois formés à la transition écologique ?

Même si la formation peut paraître une goutte d’eau face à l’enjeu immense, notre but est de distiller petit à petit, semer de la curiosité et de l’espoir, déclencher chez nos interlocuteurs en charge des politiques publiques une envie d’aller plus loin. Les conférences-débats amènent à prendre conscience que le levier n’est pas préexistant, qu’il va falloir le construire dans le temps, entraîner un réseau de relations, de ressources, et probablement faire face à de nouvelles questions qui vont surgir au fur et à mesure.